La gamification peut-elle être utile dans l’industrie ?
Publié le 17 janvier 2024
Les avantages pédagogiques du serious game dans les formations du secteur industriel
La bonne formation des employés est primordiale pour l’évolution et la pérennité d’une entreprise. L’utilisation du numérique dans le secteur industriel facilite la mise en place de modules de formation sous forme de serious game qui renforcent les connaissances des employés. Mais qu’est-ce qu’un serious game et en quoi la notion de jeu est-elle avantageuse pour les formations en industrie ?
La révolution industrielle numérique : un terrain propice au serious game
Au premier abord, lorsque l’on réfléchit à l’association du numérique et du secteur industriel, on pense à l’avènement du numérique dans les années 1980 qui a déclenché l’informatisation des processus traditionnels des entreprises grâce aux outils bureautiques, permettant la standardisation et la facilité d’accès aux bases de données. Avec la seconde révolution numérique, on pense ensuite à l’impact du Web2.0 (l’internet des réseaux sociaux) et la venue du smartphone et autres objets connectés permettant d’améliorer la communication.
Aujourd’hui, le numérique en secteur industriel permet la fabrication additive (ou impression 3D), la collecte puis l’analyse des données ainsi que l’utilisation des réseaux sociaux. Cependant, la révolution numérique des industries comporte aussi des avantages pour la formation des employés, et c’est là que le serious game entre en jeu. Ce concept, loin d’être un simple divertissement, s’avère très utile pour la formation en industrie. Mais comment un jeu peut-il être “sérieux” ? Comme le disait l’historien Johan Huizinga dans son livre Homo Ludens en 1938 :
Le concept de jeu en tant que tel est d’ordre supérieur à celui de sérieux. Car le sérieux cherche à exclure le jeu, tandis que le jeu peut fort bien inclure en lui le sérieux
Les serious game (jeux sérieux en français) rassemblent justement deux notions à priori incompatibles : le jeu et le sérieux. Ces jeux sérieux sont issus du concept de gamification (ludification en français). L’objectif de la gamification est d’adopter une approche ludique pour la transmission d’une connaissance ou d’une thématique sérieuse afin de générer de l’attention et de la compréhension. Souvent utilisée lors de cours ou d’ateliers de médiation, la gamification n’a rien de nouveau si ce n’est son évolution, influencée par l’essor du numérique. Avant la popularisation du terme “serious game”, le concept faisait déjà des adeptes vers la fin du XVIII avec les jeux de guerre allemands (Kriegspiel), puis avec les formations commerciales sous forme de business games qui se développent dans les années 1950. C’est seulement en 2002, aux Etats-Unis, qu’a été inventé le terme “serious game” dans le but d’inciter l’armée à utiliser des jeux vidéo de simulation pour s’entraîner.
Le serious game concerne absolument tous les types de jeux sérieux, qu’ils soient numériques ou physiques. De façon générale, ce type de jeu déploie une mise en contexte dans un environnement contraint, souvent inspiré d’un lieu lié au travail, au sein duquel les joueurs doivent prendre des décisions pour évoluer. Tous les supports sont possibles pour réaliser cette mise en situation : la réalité virtuelle, la réalité augmentée, le 360 degré, la vidéo d’animation en deux dimensions, ou encore les jeux de cartes ou jeux de plateaux. Les technologies numériques sont de plus en plus utilisées pour créer des serious game à tel point qu’ils font à présent partie de la grande catégorie e-learning (formation digitale/en ligne).
Travail et divertissement : mêmes outils, différents usages
Comme on peut le voir au quotidien avec les smartphones, les tablettes, les lunettes et montres connectées, l’évolution du numérique dans le secteur industriel ne repose pas uniquement sur l’acquisition de nouveaux outils, mais sur la façon de les utiliser. Au quotidien, ces objets font office de moyens de divertissement, et ce, depuis l’apparition de l’informatique. Ce n’est pas pour rien que le premier jeu vidéo « Pong » apparaît en 1972 alors que l’informatique commence à peine à s’étendre au-delà du domaine de la recherche. De nombreux exemples démontrent un lien entre les usages assimilés au divertissement et ceux qui relèveraient du travail. C’est le cas des premières utilisations de l’image de synthèse dans les jeux vidéo, alors que son invention revient à l’armée de l’air pour ses simulateurs de vol : mêmes outils pour différents usages. À l’heure actuelle, on ne compte plus le nombre de simulateurs qui existent pour nous divertir tout en nous sensibilisant à différents corps de métiers : fermier, policier, conducteur de bus, etc. Ces possibilités qu’offrent les outils de simulation sont utiles dans le cadre industriel. À titre d’exemple, il est tout à fait envisageable de simuler la gestion d’une nouvelle machine comme le propose le groupe Kuhn avec son Seeding Simulator dans l’optique de présenter une nouvelle gamme de combinés de semis. Dans ce serious game, il faut opérer différents réglages depuis la cabine afin d’adapter le combiné à toutes les conditions de travail rencontrées sur le terrain.
Les jeux vidéo sont devenus de véritables laboratoires d’innovations en matière de simulation, d’interface interactives, de traitement des données, d’images en trois dimensions, de création de mondes virtuels, ou plus récemment d’outils immersifs comme le casque de réalité virtuelle (dont l’un des premiers succès est l’Oculus Quest - ou plutôt devrions-nous parler de Meta Quest désormais). Or, ces objets et inventions, loin de n’être que des outils de divertissement, sont également des outils de communication et des supports de transmissions de connaissances efficaces qui se révèlent être utiles dans le cadre des formations du secteur industriel.
Jeu vidéo et travail dans le même sac ?
Alors que le jeu vidéo comporte de nombreux avantages en termes d’apprentissage, il a souvent été dévalorisé, notamment pour des effets présupposés sur les joueurs, qui deviendraient dépendants et isolés. L’idée classique veut que le travail et le jeu soient deux notions opposées par nature. Les penseurs du début du XXe associaient d’ailleurs le travail à la contrainte, à la production, à la difficulté et à la création de richesse, là où le jeu était associé à la liberté, au futile et au plaisir. Ce n’est pas pour rien que l’étymologie du mot « travail » découle d’un nom d’instrument de torture, le tripalium. Cette radicalité se comprend lorsque l’on se plonge dans le contexte de l’époque. Pendant longtemps, la pédagogie, la formation des employés et le bien-être au travail ne faisaient pas partie de l’équation. Exploitation des enfants, misère et maltraitance des ouvriers, maladies graves liées au travail, la liste des peines est longue…. L’utilisation du jeu dans la formation des ouvriers démontre une volonté nouvelle, moderne, celle du bien-être et de la sécurité des salariés.
Pourtant, ces stéréotypes ont la peau dure, et le professeur des universités spécialiste en Sciences des usages de l’information et de la communication Jacques Perriault nous explique en quoi il faut reconsidérer le jeu vidéo au travail :
Cette dimension ludique n’est pas incompatible avec l’apprentissage. Les jeux vidéo auraient en fait une portée sociocognitive qui fait appel à une dynamique essentiellement inductive et s’oppose à la pédagogie traditionnelle ou la complète. Ceci explique sans doute le succès croissant des « jeux sérieux » (serious games)
Ainsi, il existe deux méthodes pédagogiques, l’une traditionnelle, la méthode déductive, l’autre innovante nommée dynamique inductive. La pédagogie déductive fonctionne sur le principe de transmettre des contenus déjà structurés avec une certaine passivité de l’apprenant. La dynamique inductive, quant à elle, engage une situation concrète face à laquelle l’apprenant doit raisonner seul ou en coopération pour trouver la réponse adéquate. L’apprenant construit son savoir, c’est un apprentissage actif. Le serious game engage la méthode pédagogique inductive, ce qui permet d’évaluer une situation par soi-même et donc de développer des capacités d’analyse afin de s’approprier des savoirs. Cet apprentissage forge une expérience par l’action, tout en profitant du cadre de la simulation, qui instaure un contexte sécurisé avec un droit à l’erreur. On retrouve cette pédagogie inductive dans le jeu Cerfav - The Lost Legacy, développé par Almédia, qui préserve et forme aux gestes fins des arts du verre grâce à la réalité virtuelle. Les technologies de réalité virtuelle permettent de mémoriser les process, “d’être avec”, “d’être acteur” et de s’imprégner des gestes exacts comme si l’on se trouvait dans l’atelier avec son maître d’apprentissage.
Le rôle du gameplay dans l’apprentissage
La pédagogie inductive est liée au gameplay (jouabilité en français) du serious game, c’est-à-dire à l’ensemble des caractéristiques ludiques qui mène à une sensation d’engagement du joueur. Le terme gameplay recouvre à la fois les règles d’un jeu, sa prise en main, son scénario, l’expérience du joueur, etc.
Un gameplay amène le joueur à relever différents défis et stimule différentes capacités :
- Habileté
- Rapidité
- Respect des règles
- Résolution des problèmes
- Capacité d’exploration et d’analyse
- Élaboration de stratégies
- Construction et créativité
- Coopération ou autonomie
Cela permet également d’incarner un personnage et de travailler son empathie, un sens essentiel à la compréhension d’autrui, indispensable pour créer une bonne cohésion et communication au sein d’une équipe. D’autres jeux permettent également de travailler sa coordination physique en pratiquant des gestes particuliers (comme la Wii Fit de chez Nintendo qui propose de pratiquer différents sports). Le gameplay a donc son importance dans l’élaboration des serious game. En effet, savoir mettre en place une stratégie, résoudre une énigme ou un problème, coopérer, être autonome, se confronter à un scénario particulier, travailler son habileté sont des éléments de première importance au sein d’une entreprise, surtout dans le secteur industriel où la coordination d’une équipe et le respect des règles sont très importants pour la sécurité de chacun et le maintien de la production.
Par exemple, le serious game Avancer sans risque de l’entreprise Veolia utilise un gameplay rewind. Le rewind consiste à faire un retour en arrière après la venue d’un incident dans le but de rejouer la scène et de corriger ses erreurs. Ce système permet d’analyser et tester différents scénarios pour éviter un accident sur le lieu de travail. Ici, c’est la vigilance et la capacité d’analyse du terrain qui sont travaillées par l’apprenant, tout en ayant des rappels sur les règles de sécurité. Grâce à ce gameplay, les employés sont amenés à se rappeler des bons gestes de prévention à adopter au quotidien dans l’entreprise.
Stimuler les notions incontournables du travail en secteur industriel
Le serious game sur support numérique est donc loin d’être un obstacle à la logique industrielle et se prête volontiers au jeu de la productivité. On y retrouve l’exercice de la compétition, de la cohésion, de la dextérité et du respect des règles, de la formation aux gestes et risques en atelier, qui sont autant de notions incontournables dans le secteur de l’industrie. Les outils numériques du quotidien ainsi que ceux utilisés au travail sont des terrains adaptés à la mise en place des serious game. Ils permettent de transformer les ateliers de production en espaces complémentaires numériquement simulés et offrent différents moyens de vivre l’espace industriel. L’objectif premier de cette mise en scène est donc d’améliorer les liens entre la réflexion, l’action et leurs effets, ce qui permet de réduire les marges d’erreur sur le terrain et d’augmenter la productivité. De plus, grâce à l’association de la pédagogie inductive à la simulation d’un contexte réel, le jeu renforce l’engagement des joueurs-apprenants dans leur rôle de salariés. Le secteur industriel a donc tout à gagner à faire appel à la gamification afin de renforcer et améliorer ses modules de formation.
Sources :
« Typologie des jeux vidéo », Hermès, La Revue, vol. 62, no. 1, 2012, pp. 15-16.
Guardiola, Emmanuel, et al. « Du jeu utile au jeu sérieux (serious game). Le projet Jeu Serai », Hermès, La Revue, vol. 62, no. 1, 2012, pp. 85-91.
Martin, Lydia, L’usage des serious games en entreprise. Récréation ou instrumentalisation managériale, sous la direction de Martin Lydia. Érès, 2018, pp. 9-13.
Dujarier Marie-Anne, Le Lay Stéphane, « Jouer / travailler : état des débats actuels », Travailler, 2018/1 (n° 39), p. 7-31.
Broca Sébastien, « « Repenser la distinction entre travail et jeu ». À propos d’Arwid Lund, « Playing, Gaming, Working and Labouring: Framing the Concepts and Relations », TripleC, 12 (2), 2014 : 735-801 », Travailler, 2018/1 (n° 39), p. 147-153.
Ravelli Quentin, « L’ascension du jeu au travail : The Gamification of Work, en théories et en pratiques », Travailler, 2018/1 (n° 39), p. 155-160.